LES VOYAGES DUNE HIRONDELLE
(A. DUBOIS -1886)
Sommaire 1ère Partie - 2ème Partie


I. - AU PAYS.
Avertissement. - Au travail. - Les nids. - La nuit. - Maître renard. - Une bassecour dévastée. - Un ennemi mort. - Réflexions. - Les besoins de l'existence. - Qui faut-il blâmer ? - L'échelle des nécessités. - La douleur et la mort.


Après avoir reconnu la contrée oit chaque printemps nous ramène; après avoir salué de nos cris joyeux tout ce qui nous rappelait quelque doux souvenir, il fallut songer aux occupations sérieuses.

Nous avions joué, folâtré, gazouillé; un beau soleil, une température douce, une nourriture abondante avaient réparé nos forces et fait disparaître les fatigues de notre long voyage; et le rossignol qui nous avait devancées et dont la voix vibrante se faisait, nuit et jour, entendre dans le petit bois, nous donnait un sérieux avertissement. Il semblait nous inviter au travail; il nous disait qu'il était temps de préparer le logis de la future couvée.

Je ne vous redirai pas cette vie de labeurs, de préoccupations, de soucis, de joies vives. Les années se succèdent et se ressemblent toutes pour les petites hirondelles. Cette fois, cependant, les rôles n'étaient pas pour nous absolument les mêmes; nous devions, à notre tour, prodiguer à nos enfants tous les soins que nous avions reçus de nos parents, l'an passé.

L'établissement d'une demeure commode, les soins de la couvée, l'élevage des jeunes, leur éducation, absorbaient tous nos instants. Mon nid était accroché, non loin de celui où j'étais née, à la poutre d'une petite construction ouverte au midi, et placée dans un coin de la basse-cour. Je recevais souvent la visite de mon jeune ami dont l'attitude était presque toujours grave et triste, depuis que, par la, mort du père, il était devenu le chef et le soutien de sa famille.

Combien j'aurais voulu, faible oiseau, pouvoir reconnaître, par quelques services, son hospitalité généreuse ! Ma voix, du moins, lui disait souvent, - et je suis certaine qu'il me comprenait, - que je m'étais associée à sa tristesse et à son deuil !

Je vous ai dit combien, dans les déserts immenses, dans les forêts profondes, la nuit est fatale aux faibles et aux petits ; aussi que de sombres terreurs nous accompagnent dans les ténèbres ! Nous redoutons sans cesse les pièges et les embûches, et, chaque matin, nous saluons la lumière qui vient, comme un sourire rassurant, nous apporter la sécurité.

La nuit, dans nos climats qui paraissent moins dangereux, est presque aussi terrible pour l'oiseau. Plus d'un pauvre moineau, plus d'une gentille fauvette, plus d'une pauvre hirondelle se réjouissent, le matin, d'avoir échappé aux dangers de l'obscurité. Perchés aux approches du nid, ils avaient d'abord cru pouvoir dormir sans crainte, la tête ensevelie sous les plumes, quand, à la, lueur d'une étoile, ils ont vu se glisser, dans leur voisinage, la chouette silencieuse, méditant quelque forfait. Un bruit imperceptible a trahi la présence d'une belette ou d'une fouine altérées de sang chaud; sur les arbres, à terre, dans l'air, partout des menaces de destruction et de mort. Aussi, qu'elles nous paraissent longues ces heures où n'osant bouger, nous n'avons d'autre chance de salut que le hasard de n'être pas aperçus ! Et quel plaisir quand vient le jour, quand, partis à tire-d'aile, nous vivons en sécurité, protégés, défendus parla lumière !

" Le pinson lance à plein gosier sa note claire et sonore; le rouge-gorge chante au faite du mélèze, le chardonneret dans les aulnes, le bruant et le bouvreuil sous les ramées. La mésange, le roitelet et le troglodyte confondent leurs voix. Le pigeon ramier roucoule, et le pic frappe son arbre. Mais au-dessus de ces cris joyeux retentissent les notes mélodieuses de l'alouette des bois, et l'inimitable chant de la grive. "

Une nuit, je gazouillais doucement, pour rappeler aux oisillons du nid qu'ils pouvaient dormir tranquilles : c'est notre manière de bercer le sommeil de nos petits. La lune éclairait faiblement la basse-cour, le champ et le petit bois que je pouvais apercevoir du point où j'étais perchée. Tout était silencieux autour de moi, tout paraissait plongé dans le sommeil; les habitants de la maison étaient, sans doute, profondément endormis; le silence n'était troublé que par les cris étouffés des volailles qui se disputaient la meilleure place sur les perchoirs.

Tout à coup, il me sembla voir un animal se traîner dans l'ombre; il rampait comme un serpent le long de la haie, à travers les broussailles; il s'arrêtait, tendait le cou, avançait le museau, semblait flairer dans tous les sens, et reprenait sa marche sans même froisser une feuille.

Bientôt je le perdis de vue, mais je devinais qu'il n'allait pas tarder à atteindre la muraille dont une partie était démolie et incapable de protéger la basse-cour; je pressentais un de ces drames qui, autrefois, sur la terre d'Afrique, m'avaient tant épouvantée.

Lestement, il franchit la clôture; et là, immobile, presque au-dessous de moi, il attendit encore. Je pus alors l'examiner à loisir : il ressemblait à un petit chien; son pelage fauve, plus roux sur le dos, était moins foncé sous le ventre ; son museau conique était effilé, et se terminait par un point noir; il ouvrit sa gueule largement fendue, armée de dents blanches et acérées, comme pour savourer d'avance le repas qu'il convoitait ; son front fuyant, ses yeux obliques , me paraissaient pleins d'astuce, de malice et de défiance; il remuait de temps en temps ses oreilles droites, courtes et pointues; sa queue, longue et touffue, traînait à terre vous avez deviné Maître Renard, cet ennemi terrible des poulaillers.

Cependant, la présence du carnassier était éventée; la voix perçante du coq se fit entendre, et les poules, folles de terreur, se précipitaient dans toutes les directions. Je tremblais pour ma famille et pour moi; d'un bond l'ennemi pouvait nous atteindre et renverser le nid. Le coq, qui bravement s'était porté à la rencontre du renard, fut la première victime; en un clin d'oeil, dix cadavres jonchaient le sol de la basse-cour où régnait le plus grand tumulte.

Dans ce moment, il me sembla entendre le bruit d'une porte qui s'ouvrait et le pas d'un homme montant avec précaution derrière le mur de la cour; le brigand a l'ouïe fine, lui aussi avait perçu ce bruit, si faible qu'il fût; il donna des signes d'inquiétudes, saisit une des plus belles victimes, et, précipitamment, franchit la muraille avec son fardeau.

Il atteignit ainsi la limite du petit bois où, n'entendant plus rien, il s'arrêta au pied d'un arbre, la patte sur la poule qu'il traînait; relevant la tête, il sembla explorer les environs.

Au moment où il allait reprendre sa course pour mettre sa proie en lieu sûr, la lune, jusque-là à demi voilée, éclaira le bois d'un vif éclat. Ce fut, sans doute, la cause de la perte du renard un coup de feu retentit dans la nuit et l'animal tomba sur le cadavre de sa victime.

Le renard est fameux par ses ruses et mérite en partie sa réputation; ce que le loup ne fait que par la force, il le fait par adresse et réussit plus souvent. Sans chercher â combattre les chiens et les bergers, sans attaquer les troupeaux, sans traîner les cadavres, il est plus sûr de vivre. Il emploie plus d'esprit que de mouvement, ses ressources semblent être en lui-même : ce sont, comme on le sait, celles qui manquent le moins. Fin autant que circonspect, ingénieux et prudent même jusqu'à la patience, il varie sa conduite; il a des moyens de réserve qu'il sait n'employer qu'à propos. Il veille de près à sa conservation ; quoique aussi infatigable et même plus agile que le loup, il ne se fie pas entièrement à la vitesse de sa course ; il sait se mettre en sûreté en se pratiquant un asile où il se retire dans les dangers pressants, où il s'établit, où il élève ses petits ; il n'est point animal vagabond, mais animal domicilié. "

Dès que le jour commença à poindre, mon jeune ami entra dans la basse-cour; il venait de déposer, sous le hangar, le cadavre du renard, et quelques voisins qui avaient entendu le coup de fusil s'étaient joints à lui.

La basse-cour présentait un affreux spectacle : de toutes parts des plumes, du sang, des cadavres ! ... ..

Les voisins témoignaient au jeune homme le regret qu'ils éprouvaient de cette perte; mais ils le félicitaient de son adresse. Plus d'un avait eu à se plaindre du renard. Depuis quelque temps, c'étaient chaque nuit des poules, des oies ou des canards emportés, sans qu'il fût possible de saisir le voleur.

Les épithètes les plus malsonnantes étaient prodiguées au bandit, dont la fourrure épaisse devait fournir à mes hôtes une légère compensation. `

Je vous ai parlé ailleurs de la lutte pour l'existence, et tous ces discours faisaient naître en moi de singulières réflexions.

Le pauvre renard, qui avait payé de sa vie son aventureuse expédition de la nuit, était-il plus coupable que l'homme, ce carnassier civilisé, qui égorge de sang-froid le bœuf et l'agneau qui doivent servir à sa nourriture

Le renard avait, sans doute, là-bas, au fond du bois, dans un terrier, des petits dont les estomacs criaient famine. C'est pour eux qu'il s'était dévoué. Que vont-ils devenir maintenant

Et les poules seraient-elles moins à plaindre, si au lieu d'être tombées sous la dent du carnassier, elles avaient été égorgées par le couteau de la cuisinière?

Le renard qui étrangle les volailles qu'il voit pour la première fois, est-il plus sanguinaire que la servante qui vient, sans sourciller, faire passer de vie à trépas la poule familière qu'elle voit, chaque jour, picorer dans sa main?

Et, poussant plus loin mon raisonnement, je me disais que moi, gentille hirondelle, je ne valais pas mieux que le boucher, la cuisinière, le renard, et le jeune homme qui lui avait tiré un coup de fusil.

Suis-je plus excusable quand, le bec grand ouvert, j'engloutis de nombreux moucherons sans défense, qui se livrent tranquillement à leurs ébats

Excusables, nous le sommes tous, parce que tous nous avons la nécessité qui nous oblige, et un estomac dont il faut satisfaire les exigences.

Il y a pourtant une distinction à faire : c'est que les animaux ne tuent, n'égorgent que poussés par d'impérieux besoins, tandis que, parmi les hommes, on voit souvent des nations entières se ruer les unes sur les autres et s'exterminer sans savoir pourquoi ! ... ..

Q On peut remonter en pensée dans l'échelle des nécessités successives de destruction que la terre a dû subir.

Contre l'air non respirable qui l'enveloppa d'abord, les végétaux furent des sauveurs. Contre l'étouffement, la densité effroyable de ces végétaux inférieurs, bourre grossière qui la couvrait, l'insecte rongeur qu'on maudit depuis, fut un agent de salut. Contre l'insecte, le crapaud et la masse des reptiles, le reptile venimeux fut un utile expurgateur. Enfin, quand la vie supérieure, la vie ailée prit son vol, elle trouva une barrière contre l'élan trop rapide de sa jeune fécondité dans les légions destructives des puissants voraces, aigles, faucons ou vautours.

Mais ces destructeurs utiles vont diminuant peu à peu en devenant moins nécessaires. La masse des petits animaux rampants, sur qui principalement frappait la dent de la vipère, s'éclaircissant infiniment, la vipère aussi devient rare. Le monde du gibier ailé s'étant éclairci à son tour, soit par les destructions de l'homme, soit par la disparition de certains insectes dont vivaient les petits oiseaux, on voit d'autant diminuer les tyrans de l'air; l'aigle devient rare, même aux Alpes, et les prix exagérés, énormes, dont on paye le faucon semblent indiquer que le premier, le plus noble des oiseaux de proie a presque aujourd'hui disparu.

Ainsi, la nature gravite vers un ordre moins violent. Est-ce à dire que la mort puisse diminuer jamais? La mort, non, mais bien la douleur.

" Le monde tombe peu à peu sous la puissance de l'Etre qui seul a la notion du balancement utile de la vie et de la mort, qui peut régler celle-ci de manière à maintenir l'équilibre entre les espèces vivantes, à les favoriser selon leur mérite ou leur innocence, à simplifier, à adoucir et (je hasarderai ce mot) à moraliser la mort en la rendant rapide et dégagée de la douleur.

" La mort ne fut jamais notre objection sérieuse. N'est-elle pas un simple masque des transformations de la vie ? Mais la douleur est une grave, cruelle, terrible objection. Or, elle ira peu à peu disparaissant de la terre. Les agents de la douleur, les cruels bourreaux de la vie qui l'arrachaient par les tortures sont déjà plus rares ici-bas. "

En attendant, les insectes continuent à butiner sur les plantes; les petits oiseaux mangent des insectes et deviendront eux-mêmes la proie de quelques rapaces; les renards mangent les poules; les loups s'attaquent aux troupeaux; les lions et les tigres n'épargnent ni l'homme, ni les animaux, et les hommes continuent à s'entre détruire ! . . .

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