LES VOYAGES DUNE HIRONDELLE
(A. DUBOIS -1886)
Sommaire 1ère Partie - 2ème Partie


III. - LA CAILLE.
La caille. - Une grande voyageuse. - Arrivée des cailles ; leur couvée. - Emigration. - Sous le couvert. - Une victime. - La mort partout. - Dans le midi. - La mer. - Fables. - Effort suprême. - Sur la côte d'Afrique. - Fatigues inouïes. - Extermination. - En captivité. - Combats de tantes.


Souvent, depuis mon retour, j'avais entendu le cri strident et monotone de la caille, et, à cet appel, qui n'a cependant rien d'harmonieux, je ne pouvais maîtriser ma vive émotion.

Cette voix sonore qui part, matin et soir, du fond des sillons, qui s'élève des sainfoins et des trèfles, des prairies et des champs de blé, me redit que la caille est comme moi une grande voyageuse, et que là-bas, par delà les mers, elle m'a plus d'une fois rappelé le petit coin de terre où je suis née.

Elle est particulièrement aimée des rêveurs et des poètes

" Pour eux, ce cri parti d'une touffe d'herbe est le salut de la grande voyageuse, encore une fois de retour parmi nous ; elle leur parle des splendeurs du pays qu'elle vient de quitter, de l'immensité des avers et des déserts qu'elle a traversés, des rouges horizons du ciel d'Afrique, de ce monde des noirs, légende fantastique pour notre monde des blancs : l'humble voix est plus éloquente encore, elle les entretient du maître de ces mondes ; de Dieu, qui a décidé que le plus faible des oiseaux, le plus mal partagé sous le rapport de la puissance du vol, accomplirait, chaque année, la plus longue de ces miraculeuses migrations ; de Dieu, qui a voulu que les forces qu'il mesurait si parcimonieusement à un pauvre oiseau, suffisent à une tâche dont la grandeur épouvante l'imagination.

" Singulier mystère que celui de nos migrations, mystère que l'homme a sondé, mais dans lequel, par-dessus tous les calculs, toutes les probabilités, toutes les suppositions, toutes les déductions, apparaît constamment cette main providentielle et toute puissante qui semble avoir si minutieusement prévu, si ingénieusement organisé ce qui devait assurer la conservation des espèces. "

C'est dans la dernière quinzaine d'avril, c'est-à-dire quelques jours après notre retour, quelquefois seulement dans la première quinzaine de mai, suivant la température, que les cailles arrivent en France. Celles qui nichent en Europe partent de l'extrémité du continent africain, gagnent les bords de la Méditerranée, la traversent, se répandent en Grèce, en Italie, sur les côtes de Provence, en Espagne.

Après s'être reposées de cette incroyable traversée, elles s'avancent dans la direction du nord jusqu'à ce que leur instinct les arrête dans quelque plaine fertile où elles déposeront leur couvée. Comme elles sont maigres et harassées ! Comme elles ont besoin de réparer leurs forces épuisées ! C'est à peine si, de loin en loin, elles font entendre leur chant.

La femelle fait son nid à terre, dans les prairies ou dans les blés ; quelques herbes sèches et quelques feuilles le composent. Elle y dépose de douze à quinze oeufs d'un gris verdâtre, mouchetés de brun ; au bout de vingt-un jours, les cailleteaux éclosent ; ils naissent couverts de duvet et sont en état de suivre leur mère aussitôt qu'ils sortent de l'œuf. Dans trois mois, ils ont pris leur accroissement complet, et ceux qui ont échappé au plomb du chasseur peuvent, vers le 15 septembre, entreprendre le grand voyage qui doit les ramener dans les contrées où la température est plus douce.

La grande émigration se manifeste en septembre, elle se continue en octobre, et, en novembre, on rencontre encore quelques retardataires. L'immense armée se replie sur elle-même pour franchir plus de la moitié du diamètre de la, terre. Elles ne se rassemblent pas, comme nous, pour le départ ; chaque individu part sans paraître se soucier des autres, et, en route, tous ces émigrants se rencontrent pour former ces nombreux bataillons qui arrivent dans le midi de l'Europe. Peu de jours après le départ, tous les champs, le long de la Méditerranée, fourmillent de cailles.

Hélas ! Pourquoi faut-il qu'elles ne rencontrent partout que persécution et misère !

En voilà deux, de nos mignonnes amies, qui trottinent sous le couvert d'un épais fourré de plantes ; elles fuient anxieuses et inquiètes ; elles entendent marcher derrière elles ; et, pour dépister l'ennemi, elles vont, viennent, croisent et recroisent leurs voies ; elles exécutent des tours et des détours. Elles tournent la tête et voient, fixés sur elles, les yeux flamboyants (l'un grand épagneul ; à quelques pas de lui, apparaît l'homme qui lance la foudre ! ...

Déjà le sifflement du plomb leur a appris qu'elles doivent demander le salut à leurs pattes plutôt qu'à leurs ailes ; elles continuent à se dérober en courant, et poussent l'audace jusqu'à passer entre les pattes du chien déconcerté.

Mais le chasseur est patient ; il sait que le succès dépend de sa ténacité ; les lignes se resserrent de plus en plus ; les pauvres cailles arrivent à l'extrémité du champ ; plus loin, c'est 1_a plaine nue, il faut s'envoler ! ...

Un coup de feu retentit ; l'un des gracieux oiseaux tombe sur le col où le chien vient le saisir dans sa gueule formidable pour le porter à son maître, pendant que (autre caille, affolée, va cacher dans un buisson peu éloigné son effroi et sa douleur.

Sans protection, maigres, exténuées de fatigues, elles sont pendant tout le cours de leur voyage, abandonnées â l'acharne- ment de leurs ennemis.

La mort est partout : le fusil est: peut-être le plus inoffensif des moyens employés contre elles ; mais il n'est pas une station sur la, route qui ne cache un piège, qui ne dissimule un filet ; il n'est pas un champ où elles ne laissent quelques-unes de leurs compagnes ; et, c'est effroyablement décimées, qu'elles arrivent sur le littoral de cette mer qu'elles doivent bientôt traverser.

Dans les haies, le long des ravins, des fossés, des prairies, dans chaque buisson, derrière chaque motte de terre, une caille se lève sous les pas du chasseur ; en quelques heures, sa carnassière est remplie. Si le sirocco a soufflé la nuit, le lendemain on ne trouve plus une seule caille là où elles étaient en nombre la veille ; mais bientôt de grandes bandes apparaissent subitement de nouveau, et cela continue ainsi jusqu'à ce que le froid de la nuit arrête les voyageuses. "

Elles courent, elles courent toujours, les petites cailles ; elles voyagent sur le continent autant qu'elles peuvent ; c'est pourquoi il s'en réunit des quantités innombrables à l'extrémité des trois presqu'îles européennes.

Elles réservent leurs ailes pour l'effort suprême. Elles s'élèvent à une assez grande hauteur, soit pour y chercher un courant favorable, soit pour échapper au danger d'être précipitées dans la mer par des bourrasques.

Si le vent est constant, la traversée peut se faire heureusement ; mais la moindre tempête, la moindre déviation dans le courant qui les emporte en fait périr des milliers ; on les voit alors se débattre entre les vagues qui ne tardent pas à les engloutir.

Des marins, témoins de ce spectacle, en ont fait le récit, qui a donné lieu à cette fable

Lorsque la caille, fatiguée, n'est plus soutenue dans son vol, on la voit se reposer tranquillement sur les flots ; elle ouvre une aile à la brise, et ce petit navire emplumé est sûrement poussé vers le port.

Les anciens naturalistes, qui nous faisaient passer l'hiver dans la, fange des lacs et des étangs, avaient aussi, dans leurs descriptions des habitudes de la caille, donné un libre cours à leur penchant pour le merveilleux: Ils prétendaient qu'en partant l'oiseau se munissait d'un petit morceau de bois qui lui servait de radeau ou de point d'appui, quand il voulait se reposer sur la surface de la mer. Ils disaient encore que la caille emportait, comme lest, trois petites pierres qui lui servaient à se maintenir contre le vent, et qu'ensuite elle les laissait tomber une à une pour reconnaître, au bruit, si elle avait dépassé la mer.

Un observateur, placé sur la côte septentrionale de l'Afrique, peut assister à l'arrivée des cailles : Il apercevra d'abord un point noir qui semble glisser au-dessus des eaux et qui approche rapidement. Les voilà ! ... Elles arrivent tellement fatiguées qu'elles se précipitent, ou plutôt se laissent tomber à terre, immédiatement au bord de la mer ; immobiles pendant quelques minutes, elles semblent incapables de faire aucun mouvement. Mais bientôt elles se raniment, elles commencent à s'agiter ; elles se lèvent et courent sur le sable.

Elles ne se confieront à leurs ailes que dans quelques jours, et ne comptent, en attendant, que sur la rapidité de leur course. Elles ne prennent leur vol qu'en cas de danger extrême. Du reste, une fois à terre, c'est surtout en courant qu'elles continuent leur migration.

Que de fatigues ! Et combien de malheureuses victimes marquent les étapes de leur route immense !

Au moment du passage, les cailles se vendent deux sous sur le marché de Naples ; jadis, l'évêque de l'île de Caprée percevait une dîme sur les cailles qu'on capturait ; il bénéficiait, dit-on, chaque année, d'une somme de près de cinquante mille francs ; à Rome, on a mis en vente jusqu'à dix-sept mille cailles en un seul jour.

Sur la côte de la Morée, on sale les cailles pour les conserver, et on les répand ensuite sur tous les marchés de l'Archipel.

" Dans la Maïna, et surtout dans les îles, tous, jeunes et vieux, sont occupés à la chasse et à la préparation des cailles. On les prend avec des lacets, des filets, des gluaux ; des enfants les assomment à coups de bâton à. mesure qu'elles arrivent. On les plume, on leur coupe la Tête et les pattes, on les vide, après leur avoir fendu la poitrine, puis on les emballe comme des harengs et on les expédie. "

Et ce n'est pas d'aujourd'hui que date cette extermination

" En ce pays de Provence, écrivait un vieil auteur, on prise fort peu les éperviers, fors en quelques lieux particuliers où il y a passage de cailles : ce qui est principalement au pays de Toullon et villages d'alentour, où elles passent en telles quantités qu'il se trouvera homme à Sifours, une lieue de Toullon, qui, avec un épervier, une gaule à la main et sans chien, prendra six douzaines de cailles par jour. "

On peut aisément se faire une idée du nombre de ces oiseaux que pouvaient détruire ceux des chasseurs qui employaient les grands procédés à l'aide de filets.

La mort rapide sous le plomb du chasseur, sous la griffe de l'oiseau de proie, sous la main ou le bâton de l'oiseleur, n'est peut-être pas l'épreuve la plus terrible que les cailles aient à subir. Les Chinois les privent de leur liberté et les dressent au combat, comme on le fait pour les coqs dans certains autres pays.

" Pour exciter davantage ces oiseaux, on les élève d'une manière particulière, dans une volière qui varie, suivant le nombre qu'on en possède, de trois à cinq mètres de long, sur environ trente ou quarante centimètres de hauteur et de profondeur. Cette volière est construite en planches pleines, dessus, dessous et derrière ; le devant est fermé au moyen d'un petit grillage en bois, au bas duquel se trouve une auge pour recevoir les aliments. La volière est divisée en compartiments d'environ trente centimètres ces compartiments, également fermés par des planches pleines, empêchent les oiseaux de s'apercevoir les uns les autres, même lorsqu'ils vont manger. Derrière la cage, et en face de chaque séparation, se trouve une petite porte à coulisse, par laquelle on introduit les oiseaux dans ce domicile ainsi installé. Une nourriture tonique, et probablement aussi excitante, leur est donnée, afin de les entretenir dans les meilleures dispositions à réaliser les voeux, de leurs maîtres. Ces oiseaux chantent presque continuellement, stimulés les uns par les autres, et on comprendra que cette animation se trouve augmentée par la présence des voisins qu'ils ne peuvent voir et avec lesquels il leur est impossible de communiquer.

D Les Chinois, qui ont la passion du jeu poussée très loin, comme la plupart des peuples de l'Asie, se rendent dans les maisons de jeu avec un certain nombre de cailles, renfermées chacune dans une bourse en toile, fermée dans sa partie supérieure par une coulisse. Là, ils trouvent bientôt un adversaire qui accepte le pari proposé, et immédiatement on lâche les deux champions sur une arène de la forme d'un crible, dont le fond est en toile clouée extérieurement sur un cercle en bois, ayant environ soixante-dix centimètres de diamètre , sur dix de haut. Là, nos petits adversaires se trouvent comme en champ clos et s'attaquent sans hésitation. Le sort du combat est aussi très court ; il dure trois minutes, et enfin, après l'issue du combat, chacun des éleveurs reprend sa caille, lorsqu'elle n'a pas péri dans la lutte, la replace dans la bourse dans laquelle il l'a apportée, et en sort une autre toute fraîche, offrant une revanche à celui qui a perdu, et souvent même défiant les spectateurs lorsqu'il a été victorieux. "

La mort au grand air, en pleine lumière, n'est-elle pas mille fois préférable que la captivité dans une étroite prison et la lutte avec ses compagnes, pour la grande voyageuse qui parcourt chaque année deux immenses continents ! ...

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